jeudi 22 novembre 2012

La Culture, raison d'espérer ?



Du 15 au 17 novembre dernier se tenait le 5ème Forum d’Avignon au Palais des Papes, sur le thème « La Culture : les raisons d’espérer », avec pour sous-titre « Imaginer et transmettre ». Dans le cadre de cette grand-messe de la culture, quatre cent cinquante philosophes, artistes, universitaires, décideurs publics et privés ont débattu des enjeux de la culture, de l’économie et des médias. Présenté comme un laboratoire d’idées au service de la culture et de l’économie, ce forum propose des pistes de réflexions et met en lumière des projets, des idées et des réalisations originales de tous les continents.

Consulté sur cette cinquième édition du Forum, nous avons livré ces quelques lignes comme source d’inspiration à certaines prises de position belges attendues dans ce cadre.


« La culture, raison d’espérer ? »

Cette question porte en elle un ressort comique, voire cynique, qu’il nous faut d’abord démonter. Force est de constater que depuis le début de la construction européenne, par lâcheté ou par négligence, la Culture fut le parent pauvre de ce processus d’intégration.

 

Par peur de manier un concept trop généraliste et trop embrassant, dont l’acception changeante dépend des régions où il s’incarne, l’Europe,  qui ne fit qu’augmenter sa masse culturelle par l’agrégation exponentielle du nombre de pays à son concept, fit l’impasse sur la Culture depuis sa création. La culture est dangereuse, la culture est subversive, et, de surcroît, la culture n’a pas de définition exacte. Aussi, ce concept est-il resté sciemment en dehors des préoccupations européennes, ces soixante dernières années. Ce fut, en effet, plus confortable, plus objectivable, de concourir à une unification économique et monétaire, que de mettre en place le canevas d’une réelle conscience culturelle, à l’échelon européen.

La célèbre phrase, faussement attribuée à Jean Monnet, père de l’Europe : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » atteste bien, dans son absurdité insolente, et même dans l’erreur (voulue ?) de sa paternité, quelle place la culture a occupé dans ce processus. Cette phrase fut depuis reprise en boucle, comme un mantra, depuis plus de cinquante ans, comme un aveu d’impuissance, par tous les politiques de l’Europe.

On a envie de dire qu’il est temps, enfin, d’appeler la culture à la rescousse comme raison d’espérer. « La culture, raison d’espérer ? », enfin !, pourrait-on dire… Après le temps de l’oubli volontaire, voici le temps de l’espoir. Il en va de la culture en temps de crise, comme de la prière en temps de guerre : on y a recours lorsque rien ne va plus... S’agit-il d’ailleurs de raison d’espérer ou d’énergie du désespoir ? La Culture comme vertu messianique et salvatrice ?

Notre propos ne sera donc pas de répondre à cette question, mais de s’interroger sur son surgissement, au 5è Forum d’Avignon, en pleine crise européenne. Car à bien y regarder, peut-être l’Europe serait-elle moins malade de son économie si l’on avait songé à sa santé culturelle.

L’inculture, raison du désespoir.

Nous pouvons donc considérer aujourd’hui qu’il y a une nécessaire culpabilité à s’interroger sur cette place de la culture dans l’Europe dévisagée d’aujourd’hui. On a presque envie de dire que si l’Europe est si malade, c’est bien à cause de ce constat affligeant : la culture n’a jamais eu droit de cité dans les débats européens. Car à bien considérer l’état miséreux de l’Europe financière, économique et sociale d’aujourd’hui, c’est bien de culture qu’il s’agit lorsqu’il convient d’en examiner les causes.

Perte de repères et de valeurs dans la société, immigration non contrôlée, surgissement d'un Islam militant et politique, inversement corrélatif à une laïcisation occidentale galopante, immoralité des pratiques privées et publiques dans la gouvernance, déresponsabilisation de l’Etat, dérégulation économique, dépenses publiques incontrôlées, faussement des réalités économiques (liées au crédit privé, notamment),  spéculation financière mondialisée, mirage de l’assistanat social, multi culturalité, misère morale et culturelle, banlieurisation, etc…

Nombre de symptômes de la maladie européenne sont dus à une insouciance, une forme d’incurie, à l’endroit de la culture des citoyens. Il ne s’agit pas de faire du citoyen européen un être cultivé (ce que la Culture d’Etat aux mains de la gauche depuis Malraux, en France ou en Belgique, réprouve comme une notion par trop élitiste), mais de l’intégrer à un véritable mouvement d’appropriation personnelle de l’identité culturelle de l’Europe. Sans cette adhésion à une même matrice culturelle, qu’il conviendra de définir par ailleurs, le citoyen européen avance sur le radeau Europe, « médusé », en pleine crise mondialisée, sans référent et sans objectif.

Europe et Etats Unis, une nécessaire démarcation.

Nous savons tous à quel point, au sortir du Deuxième conflit mondial, le modèle culturel américain a submergé l’Europe en pleine reconstruction. Notons au passage que c’est précisément par la culture que le modèle américain a envahi la vieille Europe en plein Après-Guerre, via la machine à propagande culturelle que fut Hollywood et le modèle culturel consumériste qui en découla. La culture de masse fit son apparition, alors que l’Europe commençait seulement à s’éveiller à elle-même.

D’une certaine façon, nous pouvons reconnaître que cela arrangea alors l’Europe que son modèle culturel lui fût dicté par les Etats Unis. Elle put ainsi, en quelque sorte, sous-traiter cette question apparemment secondaire pour mieux s’attacher à constituer sa « communauté économique européenne (CEE) ».

Seulement voilà, le monde d’aujourd’hui, soixante ans après, ne va pas vers l’uniformité ; la globalisation fait émerger depuis trois décennies d’autres systèmes de pensée,  d’autres références, d’autres valeurs. La mondialisation les importe aussi en Europe. Cette dernière n’est pas insulaire. L’internet et le village mondial de la communication accélèrent le processus.

Mais au-delà de ce clivage entre ces nouveaux acteurs culturels émergents et la Vieille Europe, un autre s’installe au sein même de notre univers occidental : une césure apparaît entre le modèle européen et le modèle américain. C’est une des voies du salut de l’identité culturelle européenne : se démarquer de la production culturelle américaine, et avec elle de la domination d’un modèle culturel.

Aujourd’hui, la notion admirable d’exception culturelle européenne va malheureusement de pair avec celle de protection nécessaire de sa fragilité. Cette fragilité tient essentiellement à sa propre indéfinition. Mais rien ne sert de protéger aveuglément un concept ou une valeur que ne soient pas convenablement définis. D’où la nécessité absolue, pour s’affranchir d’autres modèles dominants, et pour renforcer l’exception culturelle européenne, de mieux définir ce qui fait l’exception culturelle européenne… Cette exception ne tiendra alors plus tant de sa fragilité, mais de sa force identitaire, de son incomparable richesse. Car, à bien y réfléchir, il est renversant qu'avec sa richesse culturelle incomparable, l'Europe soit en mal de définition culturelle, comme si elle souffrait d'un grave manque de confiance en elle-même !

L’Europe, terre de Libertés et de Culture.

Au regard de son histoire récente, l’Europe se caractérise, par rapport au reste du monde, par une croissance constante de la Liberté. Depuis la Révolution des Droits de l’Homme, l’Europe, au contraire du reste du monde, affirme la Liberté individuelle comme la valeur fondamentale qui guide son évolution. Le concept européen lui-même n’est-il pas marqué par cette réalité ? Liberté de circulation et d’échanges, liberté démocratique, liberté économique, liberté de conscience… 

L’Europe est une terre bénie pour la ou les liberté(s). Cependant, à mesure que la liberté grandit, l’homo europeanus se montre de plus en plus incapable de s’objectiver, de s’analyser dans son rapport d’appartenance à l’Europe. Il s’individualise à mesure que grandit la conscience de son propre isolement ; celui-ci est directement proportionnel à l’ignorance de son appartenance à une communauté culturelle européenne.  L’absence de toute conscience culturelle collective européenne, la disparition de sa propre identité et  l’incapacité à créer collectivement une culture commune fait du citoyen européen un être éminemment seul et fragile, culturellement.

Nous ne chercherons pas à identifier, au sein de l’Europe, toutes les causes qui expliquent  cette dépossession d’elle-même. Elles sont à la fois trop nombreuses et trop contestables, suivant les points de vue. Nous relèverons cependant deux faits majeurs.

Dieu est mort.

Cela nous apparaît comme une évidence. L’Europe est en pleine sécularisation, depuis plus d’un siècle. Aucune autre région du monde ne connaît une telle laïcisation. On peut s’en réjouir, tant le fait religieux peut, nous le voyons ailleurs dans le monde, être cause de tensions ou de conflits. Un état ou un continent attaché aux valeurs laïques, au sens républicain du terme, est un espace de liberté, de paix et d’expression culturelle grandissantes. Le fait religieux doit rester au sein de l'intimité familiale, si nécessaire et si souhaité, mais ne peut en rien influencer la sphère publique. Sur ce terrain, un abîme sépare l’Europe des Etats Unis ; d’un côté, Marcel Gauchet constate un Désenchantement du Monde, de l’autre la religiosité en plein essor (ainsi que le prouvent aux USA les régressions intellectuelles consécutives, tel le refus de la thèse évolutionniste de Darwin, par exemple, au profit du Créationnisme).

L’Europe est donc devenue une terre laïque. Le débat avorté de la Constitution européenne en 2004 a consacré cette laïcité consubstantielle à l’Europe d’aujourd’hui, en contournant la réalité religieuse, judéo-chrétienne, de l’Europe. En éludant toute référence aux racines religieuses de l’Europe et en se contentant d’une évocation édulcorée de son « patrimoine spirituel et moral » dans le corps du texte, sans plus de détail, on a encore une fois, par lâcheté ou par lassitude, évité de teinter la Constitution européenne d’une réelle référence culturelle forte (même si elle eût été contestée ou contestable par certains).

L’irruption brutale de l’Islam dans le tissu social européen ne semble rien changer, par ailleurs, du côté des religions traditionnelles non plus. Si l’essor de l’Islam en Europe est une réalité, il ne semble pas, en effet, qu’il y ait par écho un quelconque renforcement des religions enracinées dans l’Europe depuis 2000 ans.

Donc, le constat est clair : en Europe, Dieu est mort. La religion s’inscrit désormais dans la seule sphère privée ; c’est-là la caractéristique même de l’Europe, et elle peut en être fière. Partout ailleurs dans le monde, les religions sont toutes-puissantes, en plein essor, en constante croissance.

Or, si l’on se réfère au corpus culturel européen, depuis plus de trois mille ans (en gros ce que l’Histoire de l’Art nous enseigne depuis l’Etrurie, la Grèce ou Rome), toute forme de production culturelle et artistique, au sens le plus large, est exclusivement lié à la religion dominante, quelle qu’elle soit (mythologies, poèmes épiques), et aux références judéo-chrétiennes, majoritairement. Il convient d'emblée d'ajouter que cette référence aux racines mythologiques et judéo-chrétiennes de l'Europe doit se compléter du fait essentiel qui la modère: les Lumières du 18ème siècle et, précisément, la laïcité qui en découle. L'un et l'autre sont constitutifs de ce que l'on peut qualifier de "spiritualité européenne". L'Europe est donc mythologique, judéo-chrétienne ET laïque dans ses fondements, comme dans ses développements.

Nous ne pouvons donc que constater, à présent, que le vide laissé par la laïcisation de l’Europe se fait naturellement ressentir à l’endroit de son identité culturelle contemporaine. Cette identité est non seulement constituée d’un vide béant, qu’aucun fondement religieux ne vient désormais combler, mais elle va même jusqu’à proclamer  sa propre vacuité comme composante essentielle de cette identité. La culture européenne d’aujourd’hui est le manifeste du vide spirituel, religieux ou non, une identité rentrée, en négatif de ce qu’elle n’est pas. Matérialiste à l'extrême cette Europe s'enfonce chaque jour un peu plus dans un matérialisme technologique, directement importé d'Asie et des Etats Unis, qui lui font perdre le sens de son propre espace mental. Un certain art contemporain consacre d’ailleurs parfaitement cette posture actuelle par une absence volontaire à toute forme de référence aux productions du passé, et par cette nécessaire rupture de l’avant-garde, dont le train, soit-dit en passant, est parti depuis plusieurs décennies.

Une culture sans spiritualité, voilà ce qu’est aujourd’hui la culture européenne, à l’inverse de ce que sont toutes les autres cultures du monde et de l’histoire.

Les grandes idéologies du 20è siècle ont disparu.

Au même titre que s’est effilochée la spiritualité européenne, se sont éteintes, une à une, les grandes idéologies qui fondèrent le 20è siècle : communisme, fascisme ont fait la preuve de leur inapplicabilité en Europe comme dans le monde. Or, précisément, ce qui constituait, autrefois, avant ces deux « disparitions » (spiritualité et idéologies), le fondement même de l’identité européenne, à savoir une appartenance à une même référence religieuse, spirituelle, ou l’adhésion à un même système de pensée, qu’il relève des droits de l’homme ou  des pires totalitarismes, tout cela a aujourd’hui disparu au profit de nouvelles formes d’idéologies, parfois aussi totalitaires. Ainsi, à titre exemplatif et non exhaustif, ont fait leur apparition

-          l’écologie lorsque, poussée à l’extrême, elle devient une puissance politique opposée au progrès, entendant dicter sa loi à la société, sous le prétexte de sauver le monde.

-          le sport, totalitarisme bien agréable, il est vrai, mais qui véhicule un message universellement imposé à la conscience collective : faites du sport, c’est bon pour la santé, mobilisez-vous, mais surtout suivez le sport à la télé. En adhérant au sport mondial, vous serez la cible des publicitaires et des spéculateurs du spectacle.

-          le politiquement correct.

Le totalitarisme du « politiquement correct » et le « Droit de l’Hommisme ».

Directement importé des Etats Unis, le « Politiquement correct » consiste à pratiquer une real politik, une politique du consensus le plus large, qui se déresponsabilise et accepte de marcher en faisant le grand écart. On choisit de ne pas choisir, on n’écarte rien, on accepte tous les compromis.

Le « Droit de l’hommisme » est devenu la seule idéologie à laquelle on puisse désormais faire référence, comme religion suprême appelée à la rescousse face à tant d’indéfinition culturelle. Cette attitude péjorative caractérisée par une attitude bien-pensante invoquant la défense des droits de l'homme et, plus généralement, une attitude purement déclamatoire ou excessivement tolérante, est particulièrement observable dans la définition des pratiques culturelles individuelles ou dans la constitution des programmes culturels européens.

L'ancien ancien Ministre des affaires étrangères français, Hubert Védrine, a déclaré à ce sujet, en mai 2007, que « le droit de l’hommisme est une posture de repli. C’est une politique de remplacement qui prend acte de notre incapacité à intervenir (ndla : en culture aussi)… Ce droit de l’hommisme est valorisant vis-à-vis des opinions publiques européennes, mais il n’a aucune influence sur les mondes russe, arabe ou chinois. Nous faisons des discours pour pallier notre absence de pouvoir ou d’influence".

Dans ce contexte, naissent des obligations culturelles intégrant les exigences de tous les groupes de pression, de tous les communautarismes, de toutes les minorités.  Au nom des Droits de l’Homme et du « droit à la différence », pas question de ne pas faire de place à l’identité culturelle des plus petites communautés, des plus insignifiantes régions. Non, tout le monde a son droit de cité dans le grand patchwork de l’identité culturelle européenne. Les Droits de l’Homme indiquent qu’il y a obligation à faire droit à toute différence, suivant le principe de l’égalité.

De là, naît le concept même de diversité culturelle : mettre en exergue, en oubliant rien ni personne, toutes les composantes de la culture européenne. Mais à trop vouloir fragmenter l’image culturelle européenne en une mosaïque complexe de toutes ses composantes, fussent-elles minimes, on efface ce qui fait le visage même de l’Europe culturelle. Ce visage devient flou, sans contour, invisible, vaporisé. Il se couvre d’une myriade de petits bouts d’identité. Celle-ci se dissout dans une diversité cacophonique.

A l’analyse, même à rêver d’une identité culturelle qui pourrait être unifiante, celle-ci porterait en elle le risque d’un nivellement nécessaire à sa propre définition, et cela personne n’en veut. Ce nivellement pourrait cependant ne pas être péjoratif ; il pourrait tout simplement être indispensable à la création d’une identité culturelle européenne commune, au risque de désigner des constantes et des variables, des fondements et des détails, des principes et des exceptions.

De cette nouvelle tendance fâcheuse actuelle qui met tous les éléments d’un tout à égalité de valeur et de droit, découle une fragmentation du contenu et du contenant : l’Europe culturelle est devenue un fourre-tout conceptuel. Puisque l’Europe, terre de libertés, porte haut, à présent, les valeurs de l’individualisme et des Droits de l’Homme, il n’est plus question désormais que d’addition hétéroclites de concepts, de références, d’origines et de perspectives, fussent-ils les plus opposés, les plus antagonistes ou les plus vides de sens.

Sans spiritualité, sans idéologie, l’Europe cultuelle expose le trou béant de son identité en tentant de le combler par le saupoudrage conceptuel de la diversité culturelle. Toute forme de pensée culturelle clarificatrice et unificatrice visant à retrouver ce qui compose le visage même de l’Europe est perçu comme liberticide, restrictif, amputatoire et presque totalitaire. On préfère le vide au plein, le fragment à l’unité.


La diversité culturelle, une contradiction.

Liberté individuelle et individualisme, disparition de la religion et de ses référents culturels, mort des grandes idéologies au profit du « Droit de l’hommisme » et du « politiquement correct »,  dissolution de l’idée de nation, indéfinition conceptuelle européenne conduisent, depuis quelques décennies, à sortir de ce tambour bigarré par une formule qui met tout le monde d’accord : la diversité culturelle.

Si l’Europe n’a pas une identité culturelle claire, c’est parce qu’elle est diverse, diffuse et polyvalente. Voilà un argument qui ne manque pas de logique, mais qui ne résout rien. Or, c’est précisément sur cette conception erronée que s’est construite toute la « politique culturelle » européenne de ces dernières décennies.

A mesure que s’individualise l’Européen, le politiquement correct dit l’égalité des valeurs culturelles. Rien n’est plus faux. Cela explique la naissance de toutes les contre – cultures, la défense des minorités au détriment du message culturel de la majorité, la culture prenant alors toutes les formes possibles et imaginables.

Alors que pendant deux mille ans, la Religion,  la pensée laïque, les grandes idéologies, la conception d’Etat nation, etc…  furent des valeurs homogènes de la Culture européenne,  aujourd’hui disparues, ces valeurs font place à un individualisme qui laisse le citoyen européen absent de lui-même, racrapoté sur les fragments de la diversité culturelle... Il ne sait plus qui il est, ni d’où il vient. Qu’il soit Espagnol ou Suédois, il est d’abord un individu, avec ses qualités propres, son autodéfinition, ses aspirations, ses goûts. Tout ce qui le sépare de l’autre est conçu comme une richesse, certes, mais l’en sépare quand même, et avant tout. Il n’a plus d’adhésion en tant que partie par rapport à un tout.  Ce tout est bigarré et lui renvoie une image de lui-même déstructurée. Sa liberté, par contre, le place au-dessus de toute référence collective ; il est un MOI  culturel et identitaire tout-puissant.

Le concept de diversité culturelle est donc un oxymore.  Cette expression rassemble deux termes que leurs sens éloignent. La culture est avant tout un élément unificateur, elle est un système de référence commun à un ensemble donné, qui, dans sa globalité, qualifie une civilisation. Comment adhérer à une référence qui soit, en elle-même diverse, diffractée, émiettée ?

En finir avec le ventre mou de la définition culturelle européenne

Admettre sa multiplicité est une chose, la concevoir comme diversifiée par des éléments d’égale valeur en est une autre. Il y a dans l’identité européenne quantité de valeurs, de concepts et d’éléments fondateurs qui, comme autant de dénominateurs communs et prééminents, permettent d’en établir la constante. Il convient donc de ne plus confondre culture et cultures.

Une nouvelle hiérarchisation de ces valeurs, de ces éléments et concepts est absolument nécessaire, quitte à souffrir des amputations qu’elle nécessite.

Oui, il y a des valeurs supérieures aux autres, en Europe ; oui, certaines formes de références sont plus génériques et davantage communes aux Européens que d’autres. Oui, l’Europe a une identité liée à sa géographie et à son passé. Oui, l’Europe veut être et rester une terre identifiable par rapport au reste du monde. Non, elle n’est pas un grand bouillon de cultures mondiales.

Si l’on cherche à définir une chose, il faut dire ce qu’elle est, par opposition à ce qu’elle n’est pas. On ne peut se contenter de dire qu’elle est tout et son contraire, une et multiple, ici et partout,…  par peur de blesser quelque susceptibilité, par crainte d’apparaître par trop… européen. Les Droits de l’Homme ne s’appliquent à la culture que s’ils respectent l’identité culturelle de ceux auxquels ils s’appliquent. Sinon, la démagogie frappe à la porte, et le droit d’imposer un modèle culturel, même minoritaire, au modèle culturel dominant devient une entrave au droit de voir ce dernier respecté.

Redéfinir l’identité culturelle européenne

Sans prétendre répondre en quelques lignes à cette exigeante nécessité, il convient de réunir différentes conditions suffisantes à cette redéfinition :

1/ Créer un contexte intellectuel favorable afin de réaffirmer ce qu’est l’Europe au regard du Temps et de l’Espace, courageusement. L’Europe a une histoire et une géographie. Il suffit donc de les étudier, au regard des réalités d’hier et d’aujourd’hui, et de les enseigner, de les publier, de les illustrer, sans complexes ni interdits. L’Europe est une terre d’accueil, une formidable matrice d’emprunts culturels de toute origine, mais elle formule depuis plus de trois millénaire ce qui fait ses particularités au regard du reste du Monde, et des Etats Unis en particulier, ces dernières années.

L’Etat de droit, les libertés individuelles, l’Egalité des sexes et les Droits de l’homme, l’attachement aux valeurs du progrès collectif et de l’épanouissement individuel, la responsabilité, le libéralisme des échanges commerciaux, la libre circulation des biens et des personnes, la monnaie unique, etc… tous ces éléments idéologiques, politiques, économiques, religieux font l’Europe. Il faut les remettre au centre de la définition de l’identité culturelle européenne, sans compromis. Parmi les éléments qui fondent l’Europe culturelle, à titre non exhaustif et sans ordre d’importance, il est important de rappeler

-          les références au passé, à l’histoire et, en particulier, à l’Antiquité gréco-romaine et à sa mythologie,

-          la liberté de représentation (figurative ou non) et d’évocation, en ce compris le recours à la dérision et à la caricature,

-          la connaissance, l’étude et l’enseignement des canons de l’esthétique européenne, tant passés que contemporains, suivant les modes d’expressions propres à chaque époque, tels, par exemple, les notions d’ordre architectural, de proportion, de symétrie, de talent, de techniques etc…

-          la référence aux grands mythes et archétypes européens, présents communément à travers toute l’Europe (mythologie, hagiographie, textes épiques et bibliques,...)

-          la reconnaissance du fondement judéo-chrétien comme matrice artistique européenne depuis la fin de l’Empire romain d’occident jusqu’à l’époque moderne,

-          l'émergence d'un modèle de pensée laïque affranchi des dogmes de la Religion, conduisant à la protection d'une laïcité républicaine et à une spiritualité individuelle concourant au progrès personnel,

-          le patrimoine matériel et immatériel généré par l’Europe au cours de l’histoire, comme socle fondateur de ce qui constitue le corpus européen des TRACES laissées par l'homo europeanus dans son environnement, et ce depuis des millénaires,

-          les acceptions proprement européennes de grandes catégories de pensée que sont les formes et attributs du pouvoir, la place de la mort et la maladie, les rites de passages dans la vie sociale, le rapport à l’argent, le statut de la femme, le rapport à la divinité et au monothéisme, l’architecture européenne, la littérature européenne et ses origines antiques et médiévales, la linguistique européenne, etc,… Bref, passer en revue tous les concepts ou éléments fondateurs de la civilisation européennes et les donner à voir et à comprendre par tous les canaux de communication disponibles actuellement (médias, internet, musées, livres, contenus numériques, films, etc…)

2/ Augmenter les moyens de communication entre les différentes composantes culturelles européennes par des initiatives unificatrices. Proposer de véritables programmes d’expositions européennes temporaires et itinérantes. Faire se confronter le citoyen européen, dans son apparent individualisme insulaire, d’où qu’il soit, à une image claire, homogène et embrassante de ce qui le relie, lui, citoyen de l’Europe du Sud ou du Nord, à un corpus culturel européen commun à tout le continent européen.

2/ Laisser s’exprimer l’Europe à travers ses artistes vivants sur base de propositions programmatiques claires et courageuses. Refuser le repli identitaire et l’importation massive de talents venus d’ailleurs. Valoriser par une visibilité maximale les productions culturelles européennes et les soutenir avec des moyens financiers, administratifs et humains structurants et suffisants.

4/ Inventorier les ressources et le patrimoine européens, et établir une lecture transversale des valeurs et des faits qui en sont les fondements ou les origines. Favoriser donc les producteurs de contenus à cet égard : intellectuels, médias, édition, communication culturelle, etc…

5/ Lancer à l’échelon européen un programme d’éducation destiné aux jeunes générations de l’enseignement fondamental et secondaire, basé sur une histoire de l’Europe dégagée des scories d’une lecture multipolaire et culpabilisée. L’Europe est une réalité politique, sociale, scientifique, culturelle, religieuse et économique qui se lit de son propre point de vue, et non du point de vue culpabilisé d’une Europe postcoloniale qui se dénie le droit de dire qui elle est par peur de dire à l’autre ce qu’il n’est pas. Intégrer au cursus des études un système de baccalauréat diplômant et valable à travers toute l’Union européenne, afin de favoriser l’unification de la pédagogie et de la matière enseignée, ainsi qu’une plus grande mobilité des formations.

6/ Arrêter l’usage du concept de diversité culturelle et préférer le terme de richesse culturelle européenne. Désigner annuellement un thème qui favorise l’émergence d’une conscience européenne de la richesse culturelle. La diversité est une notion péjorative et contradictoire dans son application à la culture. La culture est, par essence, plurielle et diverse, mais elle doit constituer un système de référence clair, commun et unifié, indispensable à toute civilisation.

7/ Favoriser la circulation des européens à travers l’Europe sur des routes culturelles plus claires et homogènes, proposant, tel le Transsibérien, ou la route 54 un véritable «Grand Tour » européen favorisant l’appropriation, par l’expérience vécue, de l’incroyable richesse européenne.  

7/ Cesser de confondre intégration européenne, qui a pour conséquence l’évaporation subséquente d’une partie de la notion de nation, et l’uniformisation européenne. Celle-ci conduit à une stérilisation culturelle funeste. La richesse culturelle européenne est à présenter comme la seule vraie valeur culturelle à défendre, qui fera toujours de l’Europe un pôle mondial d’excellence qu’aucune autre région du monde n’égalera jamais. En clair, c’est en Europe que se trouveront toujours Versailles, la Sagra Familia, le Panthéon et le Mur d’Hadrien, dans leurs différences et leurs similitudes intrinsèques. C’est cette richesse et non sa diversité qu’il convient de mettre en valeur. Consécutivement, protéger les productions culturelles européennes contre la copie et la contrefaçon à travers le monde (il est immoral et contre-productif de recopier Fontainebleau en Chine).

 

Conclusions

Nous considérons bien que la Culture est une raison d’espérer en Europe, surtout au vu de la crise actuelle. Mais pour espérer voir la culture « sauver » l’Europe, il convient d’identifier clairement les causes de la déculturation de l’Europe, de sa perte de substance et d’identité, sans tabou et sans culpabilité, afin de mieux remettre au centre les vrais fondements de l’Europe culturelle.

Le matérialisme de la société européenne, la fin des idéologies, le Droit de l’Hommisme et le politiquement correct, l’individualisme forcené et le repli identitaire, la démission intellectuelle, par lâcheté ou lassitude, conduisant à l’incapacité à qualifier les éléments constitutifs de l’identité européenne, le concept de « diversité culturelle » consécutif,… sont autant de causes de l’effacement de l’identité européenne.

La redéfinition de l’identité culturelle de l’Europe, pour ne pas dire de l’Europe tout court, passe par un courage politique et intellectuel à dire sans complexe ce qu’elle est, au vu de ses réalités historiques, géographiques, culturelles, économiques et sociales. Il faut donc sortir du concept de diversité culturelle pour réaffirmer l’unité culturelle de l’Europe, en définissant, en étudiant et en publiant ce qui la constitue. L’identité de l’Europe se nourrit d’abord de son patrimoine matériel et immatériel. Il convient de le mettre en valeur par des initiatives structurantes et unificatrices. Seule la richesse culturelle d'une Europe unifiée dans ses composantes culturelles, au sens large, constituera, pour les générations à venir, une vraie raison d'espérer.