mercredi 11 octobre 2017


La culture, bouclier contre la barbarie et le repli communautaire. Une raison d’espérer ?

« La culture, raison d’espérer ? »


Par peur de manier un concept trop généraliste et trop embrassant, dont l’acception changeante dépend des régions où il s’incarne, l’Europe fit l’impasse sur la Culture depuis sa création. Augmentant sa masse culturelle par l’agrégation exponentielle du nombre de pays à son concept, elle en définit de façon inversément proportionnelle la teneur et l’identité culturelle qui la constitua. La culture est dangereuse, la culture est subversive, et, de surcroît, la culture n’a pas de définition exacte ; elle nécessite une approche dialogique entre la particularité et l’universel. Chaque argument en sa faveur engendre un courant d’argument contraire.

La célèbre phrase, faussement attribuée à Jean Monnet, père de l’Europe : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » atteste bien, dans son absurdité insolente, et même dans l’erreur (voulue ?) de sa paternité, quelle place la culture a occupé dans ce processus. Cette phrase fut reprise en boucle, depuis, comme un mantra, pendant plus de cinquante ans, comme un aveu d’impuissance, par tous les politiques de l’Europe.

Face aux extrémismes, au communautarisme, au régionalisme et au radicalisme, la question de l’identité culturelle européenne devient aussi limpide que sa réponse et son enseignement urgents et indispensables. Alors qu’un terrorisme religieux ultra-violent s’est désormais invité à la table du monde, la noirceur de la barbarie dessine subitement plus nets les traits du visage culturel européen. Mais à quoi ressemble exactement ce visage ?

Au sortir de la guerre, ne fallait-il pas aplanir le terrain propice à la croissance de l’olivier de la paix ? On se contenta donc de rapprocher les peuples sur les questions socio-économiques, et la question de l’identité culturelle européenne resta dans les limbes.

L’Europe d’aujourd’hui, cependant, n’est pas une puissance militaire, industrielle ou politique. Et en tant qu’acteur économique, son modèle social semble battre de l’aile, ses valeurs politiques sont mises à mal par la poussée des populismes, sa structure institutionnelle, elle-même, se délite. Territorialement, l’Europe est minuscule. Mais sa culture a fécondé une grande partie du monde, dans tous les domaines ; c’est la seule culture qui se soit exportée sur le globe entier, parfois de manière dominante, certes. Mais la seule véritable identité de l’Europe est donc d’être une culture. Comme le disait Guy de Rougemont « L’Europe est une culture ou elle n’est pas ».

Cependant et curieusement, l’Europe semble aujourd’hui incapable de se définir elle-même culturellement. Par peur de choquer ou de discriminer, elle a pris le parti du relativisme et du multiculturalisme, quand elle ne choisit pas l’autodénigrement, la repentance culpabilisante ou le reniement démagogique …

La peur que génère l’afflux d’immigrés en Europe crée un fort sentiment de repli identitaire. Il participe simplement d’une crainte de la différence, d’une xénophobie. Nous avons peur de ces réfugiés en ce qu’ils pourraient remplacer « notre » culture par la leur. Raison de plus pour affirmer les principes culturels de la civilisation européenne, non pour résister à l’apport des autres cultures, mais pour mieux définir ce que l’Europe peut apporter à ces nouvelles identités venues de l’immigration.

Le football, le vedettariat, la publicité, la mode et la violence sous toutes formes sont autant de sous-produits de notre société contemporaine européenne qui savonnent la planche des jeunes générations en vue d’une noyade inévitable dans l’océan de la médiocrité et de la vacuité. Eco dit : « Lorsque l’homme cesse de croire en Dieu, ce n’est pas qu’il ne croit alors plus en rien, il croit en n’importe quoi »…

Notre devoir est donc, à la suite d’Umberto Eco, d’œuvrer à un sursaut des consciences à l’endroit de ce trésor dont les richesses se perdent et se dénaturent : la Culture.

L’abandon dans les écoles de l’apprentissage musical et des langues dites mortes, la suppression du cours de musique individuel dans les académies de musique (Paris), l’enseignement carentiel de la géographie, de l’histoire et de l’histoire des arts, l’abandon des arts de la parole par les instances de subvention, l’endémie financière de la production d’auteur, la misère organisée du monde de la création artistique, la mort programmée de la presse écrite et des maisons d’édition,… sont autant de signes avant-coureurs d’un échec civilisationnel.

Avant de fabriquer des citoyens consommateurs, sportifs, matérialistes et technologiques, dociles et décérébrés, il importe d’abord et avant tout de mettre au monde des sujets pensants, capables de hiérarchiser les valeurs, en reliant entre elles les composantes culturelles de l’Europe, dans leur diversité et leur polyvalence, dans une perspective d’ouverture à l’autre.

La culture doit cesser d’être considérée comme un passe-temps, se développant dans l’espace interstitiel entre enseignement et emploi. Elle est non seulement le sel de la vie, mais le bouclier contre l’obscurantisme, le matérialisme et le terrorisme. La culture rend heureux en ce qu’elle est connaissance. La connaissance (le diable n’est-il pas appelé « porteur de lumière », Lucifer, en ce qu’il instille le doute de la connaissance sur le dogme ?) éclaire l’être humain et l’élève, depuis que les hommes sont nés à eux-mêmes.

L’Europe est malade de sa propre indéfinition.


Il est donc temps que les états membres européens encouragent la réflexion de ses artistes et de ses intellectuels afin de convaincre chacun que c’est l’enseignement de la culture qu’il faut soutenir dans les choix de société. Au même titre que la conscience écologique, et dans la même perspective, une nouvelle conscience culturelle est à appeler de nos vœux. Quand on constate la prise de conscience liée à l’alimentation, au bio, au circuits courts, à la recherche en permaculture, à l’économie énergiétique, etc… il est temps d’importer ces concepts d’énergies douces, d’infra -mince dans la culture en plaidant pour une écologie de la pensée, et donc pour la culture.

Les instances européennes seraient donc bien avisées de créer d’urgence, à tous les niveaux de l’enseignement, un cours de culture européenne, inscrit dans le tronc commun de l’enseignement obligatoire, mixant arts et histoire, patrimoine, philosophies, histoire des religions, etc…

Car le matérialisme qui a tué Dieu fait de l’Européen encroûté dans la matière un mécréant. Regardons-nous, Européens matérialistes et sans spiritualité, et demandons-nous comment nous perçoivent les sociétés théologiques ? Elles n’ont plus aucun respect pour nous. Il est donc grand temps de regagner notre respectabilité à travers un véritable combat pour une laïcité républicaine, qui ne nie pas le fait religieux, mais le confine dans la sphère privée, et affirmer les valeurs culturelles qui ont fait et font l’Europe. Notre survie au cœur de l’Europe et le maintien d’une paix durable en dépendent.

On a envie de dire qu’il est temps, enfin, d’appeler la culture à la rescousse comme raison d’espérer. « La culture, raison d’espérer ? », enfin ! , pourrait-on dire… Après le temps de l’oubli volontaire, voici le temps de l’Espérance. Il en va de la culture en temps de crise, comme de la prière en temps de guerre : on y a recours lorsque rien ne va plus... S’agit-il d’ailleurs de raison d’espérer ou d’énergie du désespoir ? La Culture comme vertu messianique et salvatrice, bouclier contre la barbarie et le repli ?

Une nécessaire redéfinition de l’Europe culturelle


A l’heure où l’effritement de la civilisation européenne a commencé et s’accélère, sous les coups de boutoirs du matérialisme capitaliste et de l’américanisation mondialisée, sous les assauts du fondamentalisme religieux islamiste, et suite à l’arrivée en cours de millions de migrants projetés sur les routes par les désastres écologiques, socio-politiques et ethniques, il est urgent de refonder les bases de l’Europe culturelle, au risque, sinon, de la voir engloutie à jamais… et avec elle, une partie constitutive de ce que l’on peut appeler l’humanisme.

Les observateurs les plus avisés, tels Guy – Olivier Faure, prédisent que d’ici 2050, un milliard d’individus auront changé de continent… avec pour destination principale : l’Europe. Vu ces prédictions alarmistes, certains diront que c’est trop tard, déjà, que c’est « plié ». Mais le devoir de l’intellectuel est de travailler à cultiver l’espérance. « L’espérance, c’est le désespoir surmonté », disait Kierkegaard. Nous sommes donc tous, de loin ou de près, tenants obligés et contraints de cette Espérance. Les citoyens responsables que nous nous devons d’être ne peuvent pas rester les bras ballants, assis et bouche bée. La reconstruction passera par la culture.

Les valeurs culturelles de la civilisation européenne ont été bafouées et taillées en pièces, par peur de déplaire, par électoralisme, ou par nécessité économique. La complaisance politique, la faiblesse de l’éducation et de l’enseignement, les logiques commerciales des médias de masse, l’ouverture au modèle de la suprématie américaine, tous ces facteurs ont lentement, durant ces soixante dernières années érodé le socle de la Culture européenne…

Si l’Europe est donc si malade et en proie à la pire déréliction de son histoire millénaire, c’est par sa faute ! Elle n’a pas su s’annoncer dans le chorus de la mondialisation comme elle est. Et consécutivement, faute de se respecter elle-même, elle ne peut plus se faire respecter par les autres systèmes de pensée. L’Occident européen serait davantage respecté s’il s’imposait dans une définition claire de lui-même.

Ouverture et frontières, la Mondialité contre la Mondialisation, le rhizome contre la racine


Notre propos ne sera donc pas de répondre à la question de savoir si la Culture peut constituer un bouclier contre la barbarie, mais de s’interroger sur la culture européenne comme seule définition de l’Europe, dont l’ouverture est naturellement la plus constitutive caractéristique. La caractéristique même de la culture européenne est d’être faite d’ouverture, mais aussi de frontières, et ce bien avant sa fondation politique après la guerre.

Depuis l’Antiquité, l’Europe a illustré une capillarité membranaire entre le dedans et le dehors. Aujourd’hui, l’arrivée de migrants crée une peur de l’Autre qui s’explique par une peur de se transformer, de s’aliéner. Or, avant de s’ouvrir à la connaissance de l’Autre, il faut d’abord apprendre à se connaître soi-même. Reconnaître en soi-même le fondement même des valeurs qui constituent l’identité propre de chacun, sans pour autant rejeter celle de l’Autre.

Il n’y a d’identité que dans le rapport à l’Autre.

Edouard Glissant, célèbre philosophe antillais mort en 2011, oppose à la mondialisation et à l’insularisation la notion de créolisation. La vocation d’une culture qui s’ouvre au monde sans se renier elle-même.

Si la mondialisation a pour dessein de niveler les cultures en une grande culture mondiale (et américaine), l’insularisation consacre également la volonté de repli communautaire et identitaire…  

Face à cette opposition, entre universel et particulier, entre mondialisation et particularisme, la pensée de Glissant consiste à considérer que plus qu’une racine dont la source serait unique, la culture (européenne) s’apparente davantage au rhizome, qui serait au principe de ce qu’il appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre, prenant son énergie en différents points sources. Édouard Glissant définit l’identité comme une Identité-relation, contre l'acception de l'identité selon une « racine unique »: une aptitude à “donner avec” », contestant « l’universel généralisant », et offrant de considérer les humanités sous l’angle de la mondialité, soit la « face humaine de la mondialisation ». « Si vous vivez la mondialité, vous êtes au point de combattre vraiment la mondialisation » (La Cohée du Lamentin, 2005)

L’identité culturelle européenne ne peut pas être racinaire, elle est rhizomique.


L’idée de l’identité comme racine unique donne la mesure au nom de laquelle certaines communautés furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération. Mais à la racine unique, qui tue alentour, n’oserons-nous pas proposer par élargissement la Racine rhizome, qui ouvre la Relation ? Elle n’est pas déracinée : mais elle n’usurpe pas alentour. Sur l’imaginaire de l’identité-racine, bouturons cet imaginaire de l’identité-rhizome. À l’être qui se pose, montrons l’étant qui s’appose. Récusons en même temps les retours du refoulé nationaliste et la stérile paix universelle des puissants.

Les germes de la barbarie ne se situent-ils pas dans le repli et la fermeture, dans la négation de ce qu’est l’autre en termes d’enrichissement mutuel ? La barbarie ne consiste-t-elle pas à prétendre que la Culture européenne serait faite d’une racine unique à l’exclusion de toute autre influence ou par suprématie sur toute autre culture ? Mais une autre barbarie, plus sournoise, qui ne dirait pas son nom, pourrait tout aussi bien naître d’une aliénation de l’identité propre à l’Europe, par manque de définition et surtout par peur de déplaire, par démagogie…

La culture est donc, par son inévitable soif de curiosité et de connaissance, un antidote contre la barbarie et le repli communautaire, à condition que l’on se la figure, en Europe et ailleurs, comme un principe d’humanité et d’être-au-monde, au caractère rhizomique et non racinaire, englobant et non excluant, mutuel et non exclusif.

Mais alors qu’est-ce que cette culture européenne ? En pleine crise européenne, en pleine déroute civilisationnelle, alors que des attentats meurtrissent l’Europe tout entière, cette question apparaît fondamentale.

L’inculture, raison du désespoir.


Nous pouvons donc considérer aujourd’hui qu’il y a une nécessaire culpabilité à s’interroger, il est temps !, sur cette place de la culture dans l’Europe dévisagée et menacée d’aujourd’hui. On a presque envie de dire que si l’Europe est si malade, c’est bien à cause de ce constat affligeant : la culture n’a jamais eu droit de cité dans les débats européens. Car à bien considérer l’état miséreux de l’Europe financière, économique et sociale d’aujourd’hui, c’est bien de culture qu’il s’agit lorsqu’il convient d’en examiner les causes.

Perte de repères et de valeurs dans la société, vagues migratoires incontrôlables, surgissement de l’Islamisme violent, laïcisation occidentale galopante, immoralité des pratiques privées et publiques dans la gouvernance, déresponsabilisation de l’Etat, dérégulation économique, dépenses publiques incontrôlées, faussement des réalités économiques (liées au crédit privé, notamment), mirage de l’assistanat social, multi culturalité, misère morale et culturelle, « banlieurisation », discrimination sociale, ethnique, sexuelle, etc…

Nombre de symptômes de la maladie européenne sont dus à une insouciance, une forme d’incurie, à l’endroit de la culture des citoyens. Il ne s’agit pas de faire du citoyen européen un être cultivé (ce que la Culture d’Etat depuis Malraux, en France ou en Belgique, réprouve comme une notion par trop élitiste), mais de l’intégrer à un véritable mouvement d’appropriation personnelle de l’identité culturelle de l’Europe dans sa personnalité propre, aux fondements clairement établis, forgé sur la Relation à l’Autre.

Sans cette adhésion à une même matrice culturelle, qu’il conviendra de définir par ailleurs, le citoyen européen avance sur le radeau Europe, « médusé », en pleine crise mondialisée, en proie aux violences et aux atrocités, coi, muet, désespéré et impuissant, sans référent et sans objectif.

Europe et Etats Unis, une nécessaire démarcation.


Nous savons tous à quel point, au sortir du Deuxième conflit mondial, le modèle culturel américain a submergé l’Europe en pleine reconstruction. Notons au passage que c’est précisément par la culture que le modèle américain a envahi la vieille Europe en plein Après-Guerre, via la machine à propagande culturelle que fut Hollywood et le modèle culturel consumériste qui en découla. La culture de masse fit son apparition, alors que l’Europe commençait seulement à s’éveiller à elle-même.

D’une certaine façon, nous pouvons reconnaître que cela arrangea alors l’Europe que son modèle culturel lui fût dicté par les Etats Unis. Elle put ainsi, en quelque sorte, sous-traiter cette question apparemment secondaire pour mieux s’attacher à constituer sa « communauté économique et monétaire », avec les succès que l’on sait...

Seulement voilà, le monde d’aujourd’hui, soixante ans après, ne va pas vers l’uniformité ; la globalisation fait émerger depuis trois décennies d’autres systèmes de pensée, d’autres références, d’autres valeurs. La mondialisation les importe aussi en Europe. Cette dernière n’est pas insulaire. L’internet et le village mondial de la communication accélèrent le processus. L’Europe n’est plus capable de rappeler ses acteurs et ses experts culturels qui auraient dû depuis soixante ans forger et enseigner le socle européen. Elle a concédé sa culture aux Etats Unis, comme une concession de service public, comme une gestion de réseau autoroutier. L’inculture européenne résulte donc de la dépossession, du creux, du vide créé par la toute – puissante prégnance du modèle américain.

C’est là une des voies du salut de l’identité culturelle européenne : se démarquer de la production culturelle américaine, et avec elle de la domination d’un modèle social et économique : le capitalisme.

D’où la nécessité absolue de mieux définir ce qui fait l’exception culturelle européenne, pour s’affranchir d’autres modèles dominants, et pour renforcer l’exception culturelle européenne face aux menaces de sa destruction par le fanatisme et l’obscurantisme. Cette exception ne tiendra alors plus tant de sa fragilité, mais de sa force identitaire rhizomique, de sa mondialité, de sa créolisation, et donc de son incomparable richesse.

L’Europe, terre de Libertés, au détriment de l’identité.


Au regard de son histoire récente, l’Europe se caractérise, par rapport au reste du monde, par une croissance constante de la Liberté. Depuis la Révolution des Droits de l’Homme, l’Europe, au contraire du reste du monde, affirme la Liberté individuelle comme la valeur fondamentale qui guide son évolution. Le concept européen lui-même n’est-il pas marqué par cette réalité ? Liberté de circulation et d’échanges, liberté démocratique, liberté économique, liberté de conscience… 

L’Europe est une terre bénie pour la ou les liberté(s). Cependant, à mesure que la liberté grandit, l’homo europeanus se montre de plus en plus incapable de s’objectiver, de s’analyser dans son rapport d’appartenance à l’Europe. Il s’individualise à mesure que grandit la conscience de son propre isolement ; celui-ci est directement proportionnel à l’ignorance de son appartenance à une communauté culturelle européenne.  L’absence de toute conscience culturelle collective européenne, la disparition de sa propre identité et l’incapacité à créer collectivement une culture commune fait du citoyen européen un être éminemment seul et fragile, culturellement.

Nous relèverons cependant deux faits majeurs qui pourraient être la cause de cet état de fait.

Dieu est mort. L’Europe laïque de culture judéo-chrétienne est un bouclier contre la barbarie.


Cela nous apparaît une évidence. L’Europe est en pleine sécularisation, depuis plus d’un siècle. Aucune autre région du monde ne connaît une telle laïcisation. On peut s’en réjouir, tant le fait religieux peut, nous le voyons ailleurs dans le monde et dans notre propre histoire, être cause de tensions ou de conflits.

Un état ou un continent attaché aux valeurs laïques, au sens républicain du terme, est un espace de liberté, de paix et d’expression culturelle grandissantes. Sur ce terrain, un abîme sépare d’ailleurs l’Europe des Etats Unis ; d’un côté, Marcel Gauchet constate un Désenchantement du Monde, avec un retour vers des spiritualités agrégées de diverses tendances, sorcellerie, primitivisme, pratiques chamaniques. De l’autre, la religion évangélique, qui est la religion qui progresse le plus au monde, ainsi que le prouvent aux USA les régressions intellectuelles consécutives, tel le refus de la thèse évolutionniste de Darwin, par exemple, au profit du Créationnisme.

L’Europe est donc devenue une terre laïque. Mais cette laïcité doit être vécue comme un plein, et non comme un vide ; elle doit trouver son sens dans un respect de l’histoire culturelle et religieuse du continent européen. Le plaidoyer en faveur d’une laïcité ne peut se faire sur le dos de la perte substantielle d’identité culturelle, et donc religieuse.

L’identité de l’Europe contemporaine est d’être laïque, mais sur fond culturel judéo-chrétien. Sur cette question de Dieu, l’Europe religieuse a évidemment une identité rhizomique : elle a une origine culturelle judéo-chrétienne indéniable, qu’il convient de soutenir, mais elle est désormais agrégée à l’Islam, sur fond de laïcité assumée. Toute autre définition relève de la démagogie ou de la mauvaise foi. C’est ça le rhizome. Ne pas couper la racine principale au profit des boutures. Garantir la relation à l’autre, sans exclusive, sans rejet.

L’Islam en Europe est donc un fait incontestable qui, pour autant, ne peut ni ne doit contredire la laïcisation, pas davantage que dénier le fondement culturel, historique, judéo-chrétien de l’Europe.

Toute pratique religieuse, quelle qu’elle soit, en Europe, doit donc s’inscrire désormais dans la seule sphère privée; c’est-là l’identité même de l’Europe laïque.

Or, si l’on se réfère au corpus culturel européen, depuis plus de trois mille ans (en gros ce que l’Histoire de l’Art nous enseigne depuis l’Etrurie, la Grèce ou Rome), toute forme de production culturelle et artistique, au sens le plus large, est exclusivement lié à la religion dominante, quelle qu’elle soit (mythologies, poèmes épiques), et aux références judéo-chrétiennes, majoritairement.

Nous ne pouvons donc que constater, à présent, que la laïcisation de l’Europe constitue son identité culturelle contemporaine, mais n’efface pas pour autant ses origines judéo-chrétiennes. L’identité Européenne, sur cette question, si l’on s’en réfère à la métaphore du rhizome, est donc d’être de culture judéo-chrétienne, mais laïque, présentant de nouvelles pratiques religieuses à maintenir dans le sein privé de la famille, sans manifestation dans l’espace public.

Culture et religion sont deux catégories étanches. L’une trouve a justification dans le passé, l’autre dans le présent, avec des pratiques religieuses privées au succès inégal suivant les religions.

La Laïcité au sens républicain, telle que l’Europe l’incarne est une des bases de la possibilité du vivre ensemble européen, un bouclier contre la barbarie, le rejet et le communautarisme.

Les grandes idéologies du 20è siècle ont disparu.


Au même titre que s’est effilochée la spiritualité européenne, au profit de la laïcité, se sont éteintes, une à une, les grandes idéologies qui fondèrent le 20è siècle : communisme, fascisme ont fait la preuve de leur inapplicabilité en Europe, les idéaux libertaires de mai 68 n’ont pas survécu à l’âge adulte de leurs porteurs. Or, précisément, ce qui constituait, autrefois, avant ces deux « disparitions » (spiritualité et idéologies), le fondement même de l’identité européenne, à savoir une appartenance à une même référence religieuse, ou l’adhésion à un même système de pensée, qu’il relève des droits de l’homme, de l’idée de Nation ou  des pires totalitarismes, tout cela a aujourd’hui disparu non au profit d’un vide, mais au profit de nouvelles formes d’idéologies qui constituent l’identité culturelle de l’Europe

Ainsi, à titre exemplatif et non exhaustif, ont fait leur apparition

-        l’écologie, et la nouvelle industrie douce de l’alimentation

-        la nouvelle économie participative,

-        l’intérêt pour le patrimoine et sa défense

-        le sport, qui pacifie les liens entre les peuples, mais qui présente le danger de véhiculer un message universellement imposé à la conscience collective : faites du sport, c’est bon pour la santé, mobilisez-vous, mais surtout suivez le sport à la télé. En adhérant au sport mondial, vous serez la cible des publicitaires et des spéculateurs du spectacle.

Le totalitarisme du « politiquement correct » et le « Droit de l’Hommisme ».


Directement importé des Etats Unis, le « Politiquement correct » consiste à pratiquer une real politik, une politique du consensus le plus large, qui se déresponsabilise et accepte de marcher en faisant le grand écart. On choisit de ne pas choisir, on n’écarte rien, on accepte tous les compromis, le vide est promu par rapport au plein, le non-disant remplace le disant. Tel est l’écueil de la nouvelle identité culturelle européenne : une laïcité dont la corollaire tolérance dissout toute défense des fondements culturels, une écologie qui devient force politique au détriment de sa véritable vocation à défendre l’environnement, une ouverture à l’autre qui devient complaisance aveugle, cause d’aliénation.

Le « Droit de l’hommisme » est devenu la seule idéologie à laquelle on puisse désormais faire référence, comme religion suprême appelée à la rescousse face à tant d’indéfinition culturelle. Cette attitude péjorative caractérisée par une attitude bien-pensante invoquant la défense des droits de l'homme et, plus généralement, une attitude purement déclamatoire ou excessivement tolérante, est particulièrement observable dans la définition des pratiques culturelles individuelles ou dans la constitution des programmes culturels européens.

Le droit de l’hommisme est une posture de repli. C’est une politique de remplacement qui prend acte d’une incapacité à intervenir, en culture aussi… Ce droit de l’hommisme est valorisant vis-à-vis des opinions publiques européennes, mais il n’a aucune influence sur les mondes russe, arabe ou chinois. Le discours pallie l’absence d’idée, d’initiative, de courage, de pouvoir ou d’influence.[]

 Dans ce contexte, naissent des obligations culturelles intégrant les exigences de tous les groupes de pression, de tous les communautarismes, de toutes les minorités.  Au nom des Droits de l’Homme et du « droit à la différence », pas question de ne pas faire de place à l’identité culturelle des plus petites communautés, des plus insignifiantes régions. Non, tout le monde a son droit de cité dans le grand patchwork de l’identité culturelle européenne. Les Droits de l’Homme indiquent qu’il y a obligation à faire droit à toute différence, suivant le principe de l’égalité. Les groupes de pressions, les lobbies finissent par être des puissances de propositions supérieures à celles instituées par la démocratie. La minorité dicte sa loi à la majorité.

De là, naît le concept même de multiculturalisme : mettre en exergue, en n’oubliant rien ni personne, toutes les composantes de la culture européenne. Ce faisant, les nouvelles valeurs, laïcité, écologie, économie du gratuit, Droits de l’Homme, supplantent les éléments constitutifs du substrat culturel européen, pour finir par les effacer complètement. D’où la perte d’identité et l’indéfinition culturelle européenne.

A trop vouloir fragmenter l’image culturelle européenne en une mosaïque complexe de toutes ses composantes, fussent-elles minimes, on efface ce qui fait le visage même de l’Europe culturelle. Ce visage devient flou, sans contour, invisible. Il se couvre d’une myriade de petits bouts d’identité. Celle-ci se dissout dans une diversité cacophonique.

A l’analyse, même à rêver d’une identité culturelle qui pourrait être unifiante, celle-ci porterait en elle le risque d’un nivellement inévitable et nécessaire à sa propre définition, et cela personne n’en veut. Ce nivellement pourrait cependant ne pas être péjoratif ; il pourrait tout simplement être indispensable à la création d’une identité culturelle européenne commune, au risque de désigner des constantes et des variables, des fondements et des détails, des principes et des exceptions.

De cette nouvelle tendance fâcheuse actuelle qui met tous les éléments d’un tout à égalité de valeur et de droit, découle une fragmentation du contenu et du contenant : l’Europe culturelle est devenue un fourre-tout conceptuel, multiculturel… Puisque l’Europe, terre de libertés, porte haut à présent, les valeurs de l’individualisme, de laïcité et des Droits de l’Homme, il n’est plus question à présent que d’addition hétéroclites de concepts, de références, d’origines et de perspectives, fussent-ils les plus opposés, les plus antagonistes ou les plus vides de sens, en creux, dans le vide, dans une forme consacrée d’indéfinition et d’amnésie culturelle coupable.

Sans Dieu, sans désormais idéologies totalitaires (certes absolument condamnable, mais constitutives, hélas, d’une identité même inavouable), sans histoire, l’Europe culturelle expose le trou béant de son identité, tentant de le combler par le saupoudrage conceptuel de la diversité multiculturelle. La politique, la pensée, la philosophie, la sociologie ont remplacé la culture et l’histoire. Toute forme de pensée culturelle clarificatrice et unificatrice visant à retrouver ce qui compose le visage même de l’Europe est perçu comme liberticide, restrictif, amputatoire et presque totalitaire. On préfère le vide au plein, le fragment à l’unité.


La « diversité culturelle », le « multiculturalisme », une contradiction dans les termes.


Liberté individuelle et individualisme, disparition de la religion et de ses référents culturels, mort des grandes idéologies, indéfinition conceptuelle européenne conduisent, depuis quelques décennies, à sortir de ce tambour bigarré par une formule qui met tout le monde d’accord : le multiculturalisme. Un grand bouillon de culture a remplacé le repas en trois services.

Si l’Europe n’a pas une identité culturelle claire, c’est parce qu’elle est diverse, diffuse et polyvalente. Voilà un argument qui ne manque pas de logique, mais qui ne résout rien. Or, c’est précisément sur cette conception erronée que s’est construite toute la « politique culturelle » européenne de ces dernières décennies.

A mesure que s’individualise l’Européen, le politiquement correct et le droit de l’hommisme dit l’égalité des valeurs culturelles. Rien n’est plus faux. La culture européenne est, une fois encore, rhizomique, ce qui signifie qu’elle a des précédents, des composantes qui existent avant d’autres. Vouloir que ce qui précède soit effacé au profit de ce qui suit, que le passé soit vaporisé par le présent est une escroquerie intellectuelle coupable. La culturelle européenne est rhizomique, ce qui ne signifie pas qu’elle est déracinée.

Il y a, qu’on le veuille ou non, une préséance historique, une chaîne de causes et de conséquences qui ne peut être ignorée, sous prétexte que cela fâche les plus récents enracinements… Ignorer le fait religieux judéo-chrétien européen, dans sa dimension culturelle et historique, sous le prétexte de défendre la laïcité ou la tolérance à l’Islam condamne à l’amnésie aliénatrice… Cela explique la naissance de toutes les contre – cultures, la défense des minorités au détriment du message culturel de la majorité, la culture prenant alors toutes les formes possibles et imaginables. Cela cautionne aussi la faiblesse coupable du politique vis – à – vis de l’Islam et de ses exigences dans l’organisation contemporaine du corps social, au détriment de la laïcité.

Alors que pendant deux mille ans, l’héritage judéo-chrétien, les grandes idéologies, les référents antiques, les Lumières, etc…  furent des valeurs homogènes de la Culture européenne,  aujourd’hui disparues, ces valeurs font place à un individualisme qui laisse le citoyen européen absent de lui-même, racrapoté sur les fragments du multiculturalisme... Il ne sait plus qui il est, ni d’où il vient. Qu’il soit Espagnol ou Suédois, il est d’abord un individu, avec ses qualités propres, son autodéfinition, ses aspirations, ses goûts, mais dans une absolue solitude. Tout ce qui le sépare de l’autre est conçu comme une richesse, certes, mais l’en sépare quand même, et avant tout. Il n’a plus d’adhésion en tant que partie par rapport à un tout, il est une partie à côté d’une autre partie, sans plus la moindre référence à un tout unifiant, relationnel et référentiel.  Ce tout est bigarré et lui renvoie une image de lui-même déstructurée, fragmentée. Sa liberté, par contre, le place au-dessus de toute référence collective ; il est un MOI  culturel et identitaire, tout-puissant.

Le concept de diversité culturelle est donc un oxymore.  Cette expression rassemble deux termes que leurs sens éloignent. La culture est avant tout un élément unificateur, elle est un système de référence commun, certes pluriel, mais à un ensemble donné, qui, dans sa globalité, qualifie une civilisation. Comment adhérer à une référence qui soit, en elle-même diverse, diffractée, émiettée ? Le multiculturalisme, qui en est le synonyme, démonte dans le préfixe « multi » ce que le radical « culture » du mot contient d’unitaire, comme système rhizomique de référence liées, en relation, en complémentarité mutuelle…

En finir avec le ventre mou de la définition culturelle européenne


Admettre sa multiplicité, sa pluralité au sein d’un système de références communes est une chose, la concevoir comme diversifiée par des éléments d’égale valeur en est une autre. Il y a dans l’identité européenne quantité de valeurs, de concepts et d’éléments fondateurs qui, comme autant de dénominateurs communs et prééminents, permettent d’en établir la constante. Il convient donc de ne plus confondre Culture et cultures.

Une nouvelle hiérarchisation de ces valeurs, de ces éléments et concepts est absolument nécessaire, quitte à souffrir des amputations qu’elle nécessite.

Si l’on cherche à définir une chose, il faut dire ce qu’elle est, par opposition à ce qu’elle n’est pas. On ne peut se contenter de dire d’une chose qu’elle est tout et son contraire, une et multiple, ici et partout,…  par peur de blesser quelque susceptibilité, par crainte d’apparaître par trop… européen.

Les Droits de l’Homme ne s’appliquent à la culture que s’ils respectent l’identité culturelle de ceux auxquels ils s’appliquent. Sinon, la démagogie frappe à la porte, et avec elle, le droit d’imposer un modèle culturel communautaire, racinaire, même minoritaire, au modèle culturel universel, rhizomique, majoritaire, ambiant, et qui devient une entrave au droit de voir ce dernier respecté. Le danger tient alors au fait d’imposer, au nom de la tolérance et de l’ouverture à l’autre, un modèle culturel qui les nie. Il faut donc sortir de cette faiblesse, en finir avec ce ventre mou de l’identité culturelle européenne, et regarder dans les yeux, avec courage, les éléments qui la fondent, au risque de les voir définitivement dissouts.

Redéfinir l’identité culturelle européenne : les trois colonnes de l’édifice culturel européen


 

L’Europe politique existe depuis plus d’un demi-siècle… Depuis sa fondation qui a permis d’éloigner le spectre de la guerre depuis plus d’un demi-siècle, cette nouvelle entité géopolitique a engrangé d’indéniables succès… Sauf qu’elle est aujourd’hui à bout de souffle et qu’elle meurt lentement de son indéfinition.

Cette indéfinition est la conséquence d’un manque de courage, on l’a dit plus haut, voire même d’une démagogie coupable : ne pas dire ce qu’est l’Europe, historiquement, sociologiquement et culturellement, c’est la condamner à mourir. Or, l’Europe a une définition; elle est d’abord culturelle. L’Europe est une culture ou elle n’est pas. Et sa culture est d’abord faite d’ouverture, d’idéal de liberté, de progrès et d’émancipation.

Cette culture européenne, qui tient sous une même coupole toutes les catégories qui la composent, repose sur les trois colonnes de l’édifice occidental de la pensée, de l’esprit et de l’action. Ces trois piliers sont :

-           Le système aristotélico-platonicien et la mythologie antiques,

-           L’héritage biblique judéo-chrétien,

-           La pensée des Lumières et les Droits de l’Homme, liberté – égalité – fraternité, fondateurs de la Modernité.

Sur ce triple fondement des valeurs européennes, qui ont ensemencé tout le monde occidental, sont venues se greffer d’autres influences, enrichissant le corpus de base. Ces influences sont le fruit du métissage européen, depuis deux mille ans, de cette mondialité rhizomique, de cette créolisation. Il convient de ne pas le passer sous silence. Il s’agit d’une créolisation verticale, partant d’une culture qui préexiste et qui se métisse au fil du temps, sans renier ses origines, sans survaloriser ses évolutions.

L’identité culturelle européenne, mirage ou réalité ?


 

Un « marché commun culturel » millénaire existe, qui se présente comme une unité inscrite dans la diversité et qui affiche le paradoxe de la coexistence, en son sein, de la multiplicité et de l’universalité; il convient d’en rappeler les constituantes évidences. Cette définition de la culture européenne se singularise par son caractère "dialogique" ou contradictoire : chaque courant de pensée y suscite un courant opposé. Si tôt défini un élément identitaire qui la fonde, apparaît un élément qui la métisse, la met en relation avec une altérité, une modification, une évolution. Sitôt arrêté un point de vue fixe,  se dessinent alors les pas imprévisibles de la mondialité, des incidences multiples et inattendues, des métamorphoses, des utopies et des humanités possibles, à l’œuvre dans l’histoire. 

A l’ombre de l’olivier de la Paix.


 

Denis de Rougemont écrivait : "Rechercher l’Europe, c’est la faire!!".

 

Chercher les fondements de l’identité culturelle européenne ou travailler à sa promotion constitue une démarche qui n’est jamais neutre. Pour les militants d’une Europe unie et sans frontières, l’identité culturelle européenne existe. Elle est utopie sans fondement réel pour ceux qui mettent l’accent sur ce qui sépare les Européens. Utopie ou réalité, elle est pourtant, depuis cinquante ans, sujet de réflexion pour les intellectuels et objet d'une promotion active pour les institutions européennes.

 

Il existe deux Europe : une Europe sui generis, spontanée et mythologique, communément admise et vécue depuis des siècles, et une Europe politique et économique, volontariste, accouchée au forceps après la deuxième guerre mondiale.

Tentons donc une difficile définition de l’identité culturelle européenne, en décrivant ses avatars, de la fin de l’Antiquité à nos jours, gardant toujours à l’esprit que l’identité culturelle européenne s’inscrit dans une mondialité, c’est-à-dire, dans une relation à l’humanité des possibles métissages. Car c’est l’Histoire qui fonde l’identité culturelle européenne, davantage que ses réalités présentes.

Pas de culture sans histoire. Rapide survol des avatars historiques de l’identité culturelle européenne.


L’unanimisme du premier millénaire


De l’Antiquité au Moyen Age, et dès le 2ème siècle, l’identité culturelle européenne au sein du monde connu (qui rassemble l’Europe et le bassin méditerranéen) trouve ses fondements partagés dans l’héritage antique gréco-romain et le contenu biblique judéo-chrétien.

Cet héritage est une substance immense qui touche et influence toutes les formes imaginables de la culture, c’est-à-dire, de l’art, de la science et de l’esprit. Il est par la suite enrichi, dès le 3ème siècle, des apports arabo-andalous, germaniques et celtiques consécutifs des acculturations locales et des invasions dites « barbares ». L’Empire carolingien tentera de maintenir, malgré les divergences culturelles, une cohésion culturelle européenne, en brandissant la légitimité de la potestas romaine reçue en héritage pour s’instituer en digne légataire de l’idéal antique romain.

La féodalité, héritière du morcellement carolingien, et l’idéal courtois du Moyen Age, appliqué aux deux précédents fondements, créent alors une Europe unitaire, culturellement et religieusement, présentant le même corpus de pensée et d’art, partagé unanimement par les Juifs et les Chrétiens (et dont est exclu l’Islam après Poitiers), ainsi que par toutes les cours princières européennes. C’est cette unanimité qui précipitera l’Europe médiévale dans un mouvement de croisades successives contre l’Islam.

Jusqu’au 11è siècle, cette Europe unanimiste est éblouie par le souvenir de la grandeur de Rome et soucieuse d’un récurrent retour à l’Antique, qu’illustrent plusieurs ‘Renaissances’ consécutives : byzantine, dès la création de Constantinople,  carolingienne avec l’idéal impérial de Charlemagne et de ses héritiers, sicilienne (Royaume normand de Sicile), ottonienne dans son acception morcelée du Saint Empire germanique, etc...

Architecture byzantine, romane et gothique foisonne à travers toute l’Europe, largement recouverte, du Mont Athos, en passant par le Mont Saint Michel, jusqu’aux monastères irlandais, par la toile finement maillée des ordres religieux et des abbayes, créations directes du pouvoir temporel, sous la houlette acerbe, inquiète et jalouse de la Papauté.

Ces centres religieux sont autant des conservatoires de l’héritage antique qui, en latin, ensemence toutes les disciplines, toutes les catégories d’art, de pensée, de sciences et de techniques, tandis que le succès du contenu biblique conquiert toute l’Europe qui emprunte alors un langage culturel homogène.

Schisme, Réforme et Etat nation : trois facteurs de division culturelle.


Dès le 11è siècle, cependant, le Schisme d’Orient crée la première fracture dans cette unanimiste conception de l’Europe culturelle et spirituelle. Orthodoxe et catholique se font face désormais.

Au 13è siècle, fragmentant un peu plus le socle culturel européen commun, l’émergence de l’Etat nation et de ses formes artistiques (corporatismes) et linguistiques nationales, accélèrent un mouvement définitivement enclenché de divisions culturelles. Avec l’apparition des grandes villes et consécutivement à la grande peste de 1348 commencent les premières discriminations et persécutions à l’encontre des Juifs.

La Renaissance italienne du quattrocento constitue ensuite le dernier grand sursaut de retour à l’Antique, mâtiné d’une nouvelle façon d’être au monde: anthropocentrique, individualiste, catholique et libérale, sur fond d’infini divin. L’art, la politique et la conception de l’homme dans l’univers s’en trouvent considérablement bouleversés.

Aux 15ème et 16ème  siècle, les stigmates profonds de la Réforme, mouvement de réaction aux excès de l’Eglise catholique, et héritier des nouvelles pensées liées à la découverte des Amériques, de l’héliocentrisme copernicien et des querelles d’investitures entre Papauté et pouvoir temporel, et dont les préceptes seront largement diffusés par l’imprimerie, achèveront de diviser profondément l’Europe spirituelle. Le mouvement réformiste imprégnera fortement les mentalités des peuples qui y adhéreront, pour créer définitivement deux blocs européens : catholique et protestant.

La République des Lettres et l’Esprit philosophique


Malgré toutes ces dissensions religieuses et l’apparition d’un nationalisme lié à l’émergence subite des grands blocs nationaux, une République des Lettres résultant du partage indivis entre les intellectuels européens des sources littéraires antiques, majorées de lectures critiques et d’œuvres originales, maintient la cohésion culturelle européenne, à travers un réseau d’échange et de partage étroit d’informations. Ce maillage qui prend forme dès la Renaissance sert de terreau favorable à l’apparition de l’Esprit philosophique qui allumera, en langue française, les Lumières de l’Europe.

Colonisation, exotisme, progrès scientifiques


La colonisation européenne des Amériques, de l’Asie et de l’Afrique, et, hélas, l’esclavage qui s’ensuit, ouvrent les horizons d’un exotisme moderne, colporté par le roman d’aventure et incarné dans les nouvelles habitudes alimentaires modifiant fortement l’art de vivre européen (thé, café, fraise, chocolat, pomme de terre, etc…). Apparaît alors un goût prononcé pour les civilisations lointaines, traduit dans les arts et la littérature sous des formes divers, et engendrant tout le questionnement lié à l’Humanité, au statut de l’être humain, et à l’égalité, à la fraternité et à la liberté. Le progrès des sciences ouvre également de nouvelles perspectives conditionnant le bonheur humain et laissant entendre que « la science vaincra les ténèbres » de l’obscurantisme religieux. C’est l’objectif que s’assignent les rédacteurs de la colossale entreprise de l’Encyclopédie.

Les Lumières et la Démocratie


Toutes ces nouveautés, accompagnant paradoxalement l’expression d’un pouvoir affaibli par les guerres de successions et les conflits religieux, sont autant d’éléments rassemblés pour ouvrir la voie à la grande révolution culturelle et politique européenne du 18ème siècle: les Droits de l’Homme et la Démocratie. Née dans les affres de la Révolution française, cette nouvelle conception de l’humanité crée un consensus rapide dans toutes les cours européennes et transatlantiques.

Romantisme et nationalisme, vecteurs de fragmentation


La fin de l’Ancien régime, et les idéaux de progrès scientifiques et humain, héritiers de la Révolution, mettent en place une nouvelle société dirigée vers l’industrie et le capital, créant son lot d’injustice, mais bouleversant définitivement l’Europe dans son rapport à la culture. L’art national et personnel, réaction à la culture de cour, et favorisé par le romantisme individualiste, fait également son apparition à travers les journaux. L’Europe entière poursuit un modèle culturel essentiellement urbain et national, tourné autour du loisir, avec ses villes balnéaires, thermales et de plaisance, ses institutions culturelles publiques (musées, opéras, académies, etc…) qui répandront largement la culture en la démocratisant, à travers une expression culturelle nationale toujours plus accrue. A chaque Etat sa culture, ses artistes, ses réalisations, ses institutions et surtout… sa conception de la culture.

Mais ce nationalisme européen, une fois encore, mettra à mal l’unité du paysage culturel européen, créant à travers trois guerres sanglantes (1875 – 1914 – 1940) des oppositions féroces entre blocs germanique et roman.

L’Europe politique et économique, création du 20ème siècle ; l’Europe culturelle, réinvention du 21ème siècle.


Au sortir de la guerre 40, résultant de cet antagonisme entre empire germanique et monde roman, l’Europe est fragmentée, exsangue et défigurée. La naissance forcenée d’une Europe économique et politique s’impose alors comme l’urgente nécessité d’un antidote à la guerre.

Aboutissant aujourd’hui à l’intégration de 27 états, adoptant une monnaie commune, structurant une politique tentaculaire du consensus a minima, l’Europe d’aujourd’hui est en panne, incapable de dessiner plus précisément les contours de son destin.

La réconciliation des points de vue culturels est à présent une nécessaire urgence pour rappeler à toutes les composantes politiques et économiques de l’Europe leur passé commun, leurs axes convergents, à travers une politique culturelle européenne volontariste et parfaitement décomplexée. Il est, en effet, temps d’assumer une définition culturelle de l’Europe et dire ce que l’Europe est et ce qu’elle n’est pas. Quitte à déplaire.

E=mc²


Nous ne pouvons nier l’existence de cultures nationales, pas plus que ne peut se nier celle d’une culture européenne, sui generis et métissée.  Cependant, les frontières nationales n’ont jamais correspondu à un découpage  culturel exact.  "La culture de nos peuples est une », s’exclamait Denis de Rougemont en 1946. « Et cette culture commune est la base même de l’Europe ». Au Congrès de La Haye, il proclamait que "l’Europe est une culture, ou elle n’est pas grand-chose"! Plus tard, il reprendra cette maxime et ajoutera : "Cette définition simple me rappelle l’équation la plus célèbre du siècle, qui est celle d’Einstein E=mc2 [...]. Je la transpose terme à terme en désignant naturellement l’Europe par E, sa petite masse par m, et sa culture par c. E=mc2 se lit alors comme suit : l’Europe égale cap de l’Asie multiplié par sa culture intensive (c au carré)" !

La culture de l'Europe est le secret de son dynamisme.

E=mc² doit donc devenir, dans cette acception, l’axiome fondateur de l’Europe culturelle de demain.

Agir en faveur de la culture européenne, c'est s'opposer au nationalisme, mais aussi au totalitarisme religieux et au repli communautaire.


A relire, comme nous venons de le faire, en survolant rapidement l’histoire de l’Europe et donc le grand livre de sa culture, force est de constater que toute l’évolution culturelle européenne est le fruit de rencontres, de heurts et de frottements, d’errance et d’influences, de mélanges et de fragmentations, d’ouvertures et de fermetures, d’étanchéités et de porosités, bref, d’une véritable mondialité, d’une forme d’incessante et parfois désespérée tentative de composer, de dominer, d’harmoniser un tout inconciliable qui s’appelle l’humanité… Une humanité qui se déchire et se détruit pour mieux se construire et se projeter.

Edouard Glissant offre une formule merveilleuse, pleine d’Espérance, pour définir ce qui est cette culture européenne et donc humaine, par-dessus toutes : « Le poème (….) est toujours à venir. C’est pourquoi nous vivons quelques visions prophétiques du passé, en même temps que nous consentons aux imprévus d’ici là et de maintenant. C’est-à-dire que cette route au long de laquelle les foules des poèmes du monde vantent leurs stèles, nous l’éprouvons bruissante, parfois nous la parcourons dans les cris et les démesures, mais qu’en même temps nous voyons qu’elle mène, à la fin, Rutebeuf ou Gilbert Gratiant ou Estella Morente ou Georges Brassens, au silence le plus uni, où chacun se trouve et s’estime ».

 


 

Sculpting Belgium



La sculpture en Belgique durant les Trente Glorieuses 1945 - 1975

Exposition jusqu'au 23 décembre 2017

(visuels à la fin de l'article)
 

Contexte et remerciements
 
Attelé à ce projet depuis près de un an, j'ai eu énormément de plaisir à rencontrer les artistes, leurs enfants, leurs veuves, leurs veufs, dans une véritable enquête qui me conduisit d'atelier en atelier, découvrant bien souvent ces endroits puissants de la création, encore en activité, ou conservés en l'état depuis la mort de l'artiste, tels des sanctuaires, mais où tout chante encore l'inspiration et la passion, comme si l'artiste s'était absenté, et qu'il allait revenir.
Beaucoup d'émotion, donc, de belles rencontres, une véritable carrière à ciel ouvert de chefs d'œuvres, parfois, inexploités, oubliés... Ce commissariat fut sans conteste un temps fort de ma carrière à moi, en tant que commissaire, aidé par différentes personnes de bonne volonté. Je dois un remerciement particulier à Nicole d'Huart, conservateur honoraire du Musée d'Ixelles à Bruxelles, qui m'a aiguillé dans mes recherches et qui m'a véritablement servi de "passe-partout" dans mes pérégrinations belges, autour de ce thème attachant.
Valérie Bach et moi avons eu beaucoup de plaisir aussi à concevoir la scénographie, précieusement aidés par David Roulin et André Rodeghiero, du bureau Art and Build Architects, de Bruxelles.
Enfin, le catalogue a été publié, dans une version particulièrement prestigieuse et amplifiée, grâce au mécénat de la Banque Delen.
Que tous soient ici remerciés.

Le génie créateur durant les Trente Glorieuses, un contexte unique et favorable

La Patinoire Royale a donc choisi de rassembler autour du titre « Sculpting Belgium » pas moins de trente-deux artistes belges, majoritairement sculpteurs, des années 45 et suivantes. Ces artistes ont tous, à leur façon, sculpté le visage de la Belgique artistique de l’après-guerre. Si, de prime abord, cette sculpture belge dont la sélection s’étend du début des années 50 à la fin des années 80, présente un visage hétérogène car pluriel, difficilement réductible à un mouvement ou à une esthétique, force est cependant de constater que certaines lignes de force se dégagent : tout d’abord une puissance créatrice absolument phénoménale, liée à la pensée artistique de cette après-guerre, où les recherches formelles explosent, et avec elle l’exploration de nouveaux matériaux, essentiellement l’acier et les plastiques.
Ce génie créateur qui prend possession de ces artistes se caractérise ensuite par une immense liberté, un refus de répéter ce qui précède et, à certains égards, une volonté de faire table rase de ce qui précède. La guerre a constitué une rupture dans l’esthétique Art déco ; par trop apparentée aux régimes fascisants, cette esthétique fait place à l’esthétique moderniste. Se fait jour, alors, une volonté de pousser les recherches vers toujours plus de minimalisme et d’abstraction, déjà annoncées en sculpture avant-guerre, en Belgique, par Oscar Jespers, notamment.
C’est dans ce contexte, d’ailleurs pas seulement belge, mais européen, occidental, que se développe  cette scène sculptée belge des années 50 et suivantes, aux mains de tout jeunes artistes, la plupart nés dans les années 30. Ils ont, en effet, tous environ trente ans dans ces fameuses fifties et, fait nouveau, les femmes prennent rang dans cette génération d’artistes. Tapta, Hilde Van Sumere, Antonia Lambele font partie de ces premières sculptrices, souvent marquées par leur sensibilité et la nécessité de s’affirmer dans ce monde éminemment masculin du marbre et de l’acier.
La plupart fréquente les écoles d’art et se forme à la pédagogie traditionnelle de l’art, pour ensuite s’en distancier.
A cette époque, institutions et galeries belges promeuvent leurs artistes nationaux. Le Ministère de la Culture, encore unitaire, les représente, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Les acquisitions et les commandes publiques ne sont pas rares. Les musées communaux, provinciaux et nationaux constituent leurs collections en accompagnant la création par un soutien aux artistes, via les commissions d’acquisition. De nouveaux musées voient le jour ou s’agrandissent ; il y a une immense effervescence chez les artistes comme chez les mécènes, privés ou institutionnels.
Ensemble, ils créent des réseaux d’amitiés réelles et sincères, s’invitant mutuellement à visiter leurs ateliers ou à honorer de leurs présences les vernissages des uns et des autres.
L’Histoire a qualifié de « Trente Glorieuses » ces années allant de 1945 à 1975, avec le passage à la société de consommation, marqué par la forte croissance d’une Europe qui, quarante ans après l’Amérique, découvre la machinisation, l’industrie de masse, le transistor, la télévision, etc….
Une formidable dynamique
A bien y regarder, et pour synthétiser l’esprit qui règne alors dans cette société de jeunes artistes, on peut retenir que rien ne leur paraît impossible. Ils ont en main un nouveau destin pour cet art abstrait, constructiviste qui a déjà, certes, connu quelques grandes figures avant la guerre, mais qu’ils cherchent à pousser plus loin encore.
L’Exposition Universelle de 58 à Bruxelles, et l’architecture internationale qui s’y illustre, venue de tous les coins du monde, porte en elle cette incroyable conviction d’un progrès porteur d’espoir, à peine dissipées les noirceurs opaques et terrifiantes de la guerre. Le béton armé et précontraint révolutionne les portées, les aciers augmentent les possibles résistances, les aluminiums et les verres étirés métamorphosent les façades, le plexi offre des transparences nouvelles. Le modernisme bat alors son plein, trouvant l’argument de son langage dans un fonctionnalisme qu’avait déjà annoncé le Bauhaus. L’urbanisme se développe sur le modèle américain, Bruxelles connaît les débuts de ce qui sera qualifié plus tard de « Bruxellisation », massacrant bien souvent son patrimoine au profit d’une architecture moderne qui ne produira pas que des chefs d’œuvre. Les premières tours font leur apparition dans le paysage de la ville, dans le quartier nord, le long de l’Avenue Louise ou de la Petite Ceinture.
Chez les Belges, architectes ou sculpteurs, dans un enthousiasme sans précédent, on conçoit pour cette exposition universelle le célèbre Atomium et la Flèche du Génie Civil, prouesses architecturales et d’ingénierie jamais égalées précédemment.
C’est donc dans cette ambiance, teintée de la naïveté entourant le progrès comme facteur émancipateur de l’humanité, que s’expriment ces sculpteurs. Ils portent en eux le rêve d’un monde nouveau où art et technique marchent la main dans la main, dans une course effrénée vers la nouveauté, la singularité et, en un mot, la beauté. Les jeux de plein et de vide, l’étirement jusqu’à la rupture, la massification des volumes, les recherches poussées à l’extrême dans les porte-à-faux ou dans l’empilement des charges, les interrogations du volume, … sont autant de catégories de recherches souvent cumulées qui passionnent ces artistes.
Durant trois décennies que l’on pourrait qualifier d’âge d’or de la sculpture belge, ces sculpteurs, ces peintres aussi, jouent d’une expression artistique nouvelle, réinventant les combinaisons de couleurs et de matières, dans une absolue fantaisie qui n’ignore pas, toutefois, le talent et la maîtrise technique.
La régionalisation belge : le déclin et l’oubli
Arrivent ensuite les années 70, le premier choc pétrolier et les premières fièvres de la régionalisation de l’Etat belge. En quelques années, la Belgique se régionalise, remettant aux régions et aux communautés la charge des matières dites « personnalisables », la culture et les arts, notamment.
Subitement, et en moins de dix ans, tous ces artistes, de Belges, sont ainsi devenus Wallons, Bruxellois ou Flamands. Et c’est une véritable tragédie qui se joue alors sur la scène artistique belge. Les galeristes et les institutions se retirent dans leurs coquilles communautaires, les villes flamandes et wallonnes prennent leurs distances par rapport à Bruxelles, les artistes de cette génération, lentement, commencent à vieillir, et c’en est fini de la belle unanimité créatrice belge ! L’enseignement et la culture passant ainsi sous les coupoles communautaires, il n’y a plus d’échange entre les étudiants, pas davantage qu’entre les professeurs, chacun s’en retourne, qu’il le veuille ou non, à son particularisme local.
C’est là, dans ce mouvement centrifuge de la régionalisation de la Belgique, que se situent les ferments de l’implosion de la scène artistique et culturelle belge de la seconde moitié du XXème siècle. Imperceptiblement, les commandes ralentissent, les commissions d’acquisition se fragmentent et se noyautent, l’idéal national belge, si en pointe lors de l’Exposition Universelle, se dissout lentement, les ambitions s’érodent, l’Etat désormais fédéral n’a plus de mission culturelle, hormis à travers ses deux musées royaux… Les participations à la Biennale de Venise se partagent désormais entre Flamands et Wallons, tous les quatre ans, les maisons d’édition se positionnent et se démarquent de part et d’autre de la frontière linguistique…  La machine à produire et à promouvoir l’art belge s’est volatilisée.
Comment expliquer autrement cette incompréhensible indifférence du public belge et des collectionneurs internationaux à l’égard de cette sculpture d’une infinie richesse et d’une force absolument incontestable ? Comment comprendre que trop d’artistes ici présentés au sein de « Sculpting Belgium » soient ainsi, à ce point, oubliés ?
 Il suffit pourtant de citer quelques sculptures emblématiques situées dans l’espace public pour entendre ces noms souvent oubliés. Oui, il y a eu une sculpture belge promue au sein même du pays et aussi à l’étranger. Mais elle a fini d’exister dans les années 80. Hormis quelques noms qui semblent rappeler quelque chose au plus grand nombre, beacuoup de ces artistes remarquables ont été remisés dans l’ombre de leurs ateliers, pour rejoindre hélas, dans la plus parfaite indifférence, et avant la tombe,  celle de l’oubli dans laquelle ils étaient déjà relégués.
Aujourd’hui, alors que la plupart de ces sculpteurs sont décédés, cette grande exposition sonne comme un appel de tous ces noms formant le véritable panthéon belge d’artistes disparus. Voilà qu’enfin, ces artistes reviennent à la lumière, sortant de l’oubli dans lequel les avait plongés une opinion artistique publique belge bien souvent amnésique et ingrate.
Les ayants droit, veufs, veuves, enfants, proches et amis de ces sculpteurs ont vu dans ce projet une ultime manière de réhabiliter, de réintégrer in extremis leurs chers artistes disparus, avec l’amertume d’un retard coupable. Ils y ont mis l’enthousiasme du sentiment du devoir accompli, enfin, de cet hommage finalement rendu à leur talent.
Car, à regarder comment les autres scènes nationales européennes et occidentales ont valorisé leurs artistes de cette époque, il est à s’interroger sur ce silence assourdissant, sur cette impardonnable indifférence qui qualifient la « promotion par le vide », durant ces années et celles qui suivirent, des artistes belges en général, et des sculpteurs, en particulier.
Tous ces fils et filles du pays, artistes dans l’âme, sont aujourd’hui, par cette exposition, remis en lumière. « Sculpting Belgium » leur doit sa naturelle légitimité, tant il paraît évident que leur soit enfin rendu hommage, largement, dans une vaste revue de leurs productions individuelles.
Confrontant la sculpture avec quelques peintres dont la production éclaire par leurs couleurs les recherches esthétiques des sculpteurs, lesquels travaillent majoritairement des matières à la palette peu lumineuse, cette exposition a volontairement pris le parti scénographique d’une mise en valeur fifties / sixties, un peu comme si cet événement avait lieu dans les années où on l’aurait attendu. C’est ainsi donc un juste retour dans le temps et un juste retour, tout court, que de la proposer au public qui, nous l’espérons, réparera par sa visite une absence trop longtemps subie et impardonnable.






 
ARTISTES PRESENTS A L'EXPOSITION

 

Marcel ARNOULD







Pol BURY

Pierre CAILLE

Gilbert DECOCK

André DEKEIJSER

Yves DE SMET

Reinhoud D’HAESE

Jan DRIES

Francis DUSEPULCHRE

André EIJBERG

Vic GENTILS

Jean-Pierre GHYSELS

Jo DELAHAUT

Monique GUEBELS-DERVICHIAN

Marie-Paule HAAR

Pal HORVATH

Oscar JESPERS

Jean-Paul LAENEN

Antonia LAMBELE

Walter LEBLANC

Jacques MOESCHAL

Félix ROULIN

Emile SOUPLY

Olivier STREBELLE

TAPTA

Camiel VAN BREEDAM

Jan VAN DEN ABBEEL

Guy VANDENBRANDEN

Hilde VAN SUMERE

Marc VERSTOCKT

Ferdinand VONCK

André WILLEQUET

Exposition à voir à la Patinoire Royale jusqu'au 23 décembre 2017
Ouvert tous les jours du mardi au samedi, de 11 à 18 heures.
Catalogue en couleurs, 243 pages, 40 euros
Renseignements 00. 32. (0)2. 533. 03. 96
www.lapatinoireroyale.com